CHAPITRE VI
A neuf heures trois très précises j’appuie mon index droit sur la sonnette de mon propre appartement, ce qui ne m’arrive pas très souvent. Trente secondes plus tard, j’appuie de nouveau et plus fort. Une bonne minute encore et je repose mon pouce sur la sonnette pour ne plus l’en ôter.
Finalement la porte s’ouvre toute grande.
— Je suis absolument désolée, Al, dit Hilda d’une voix essoufflée et confuse. C’est les lasagnes. Vous êtes arrivé juste à l’instant crucial : je ne pouvais pas tout lâcher pour venir vous ouvrir.
— Les lasagnes ! je ricane en entrant dans le vestibule. Le moment crucial ! Je m’en fiche, moi ! Les lasagnes, ce ne sont jamais que des nouilles…
Une odeur délectablement appétissante ondule vers mes narines et je la respire avidement. Une seconde plus tard mon estomac gémit d’impatience et mes papilles gustatives se tortillent sans aucune pudeur.
— Ah ! Les lasagnes.’… dis-je avec respect.
— Oui, les lasagnes, dit froidement Hilda.
— Ne devriez-vous pas retourner à la cuisine, ma toute belle ? fais-je anxieusement. Vous n’auriez pas dû prendre le risque de venir m’ouvrir. Vous pouviez me laisser poireauter un quart d’heure, je n’aurais rien dit.
— J’aurais pu. (Elle est de plus en plus froide.) Mais vous auriez pu rester collé à la sonnette et j’ai déjà les tympans fêlés et peut-être même éclatés.
— Allez, retournez vite à la cuisine. Moi, je vais nous préparer à boire et…
— Al Wheeler, déclare-t-elle d’un ton ferme, le moment crucial est passé. Les lasagnes sont au four. Tout va bien et on pourra manger plus tard quand on en aura envie. Je viens de préparer deux scotch Old Fashioned qui attendent qu’on les boive.
— Hilda Davis, vous êtes géniale !
Je la suis dans le salon et m’arrête, ébloui. En venant m’ouvrir, Hilda Davis n’avait pas eu le temps d’allumer dans l’entrée et il faut que je me fasse à la lumière du salon. Au moment où ma vision redevient normale, Hilda se tourne vers moi.
— Je n’ai pas encore mis le sucre, dit-elle. Vous n’aimez sûrement pas… (Elle fronce les sourcils d’un air inquiet.) Qu’est-ce qu’il y a ? Vous êtes malade ?
— Taisez-vous un instant, voulez-vous ?
Quand elle abandonne ses attitudes professionnelles et qu’elle parle gentiment, la femme de chambre Hilda Davis qui m’a ouvert la porte chez Mayer est plutôt belle fille. Mais la Hilda qui se trouve devant moi est tout simplement sensationnelle. La coiffure en bandeaux du matin allait peut-être très bien avec son uniforme. Maintenant, elle a gracieusement fait bouffer ses cheveux blonds et ça lui adoucit le visage et met en valeur le tracé délicat de ses joues, ses yeux noisettes chauds et lumineux et ses lèvres tendres et charnues qui dessinent une moue provocante. Sans effort apparent, de charmante elle est devenue belle.
— Dites quelque chose ! implore-t-elle. Vous avez l’air tout chose. Dites-moi… Où est-ce que ça vous fait mal ?
Le strict uniforme noir a fait place à un sidérant fourreau noir décolleté merveilleusement bas et retenu par deux cordonnets noirs noués sur ses épaules blanches. Un jabot de dentelle cascade jusqu’à la jupe de soie qui moule ses hanches et ses cuisses.
— Ah ! (Elle a l’air vraiment affolée.) Je vais appeler un docteur. Attendez un peu, le temps que…
— Vous êtes belle ! dis-je, d’une voix étranglée. Ce matin je vous ai trouvée jolie mais c’était vous insulter. Vous êtes belle.
— Je… Vraiment ? (Elle semble soudain ravie.)
Je suis enchantée que vous pensiez ça. Hé ! Vous vous sentez mieux, maintenant ?
— Je ne me suis jamais senti mal, dis-je. J’étais simplement fasciné.
Elle écarquille les yeux.
— Quoi ? C’est seulement parce que vous me regardiez que vous aviez cet air ?
— Je veux bien croire que j’étais moche. Ce qui est spontané n’est jamais très réussi. Mais je vais travailler ça et la prochaine fois…
Ses joues rosissent brusquement, puis elle me lance les bras autour du cou et m’embrasse de toutes ses forces.
— Je ne savais pas que j’avais si bon goût en matière d’hommes, dit-elle gaiement quand nous décrochons trois minutes plus tard. Qu’est-ce que vous diriez d’un Old Fashioned ?
— Comment ?
Elle s’écarte de moi.
— Si c’est comme ça que vous êtes à jeun, il serait peut-être prudent de renoncer aux lasagnes.
Là-dessus je me trouve transporté au Paradis du Célibataire. Une soirée à la maison avec une fille superbe, ruisselante de sex-appeal, qui cuisine comme une déesse et prépare le Old Fashioned comme personne. Trois verres plus tard, Hilda décide qu’il est
temps de manger. Je me carre confortablement dans mon fauteuil et la regarde courir partout pour préparer le dîner.
Les lasagnes sont aussi formidables que me l’a laissé espérer l’odeur enivrante que j’ai respirée en entrant. Et quand elle pose sur la table une bouteille de bordeaux d’origine qu’elle a achetée en venant chez moi, je perds un moment les pédales : on m’aurait glissé à l’oreille le mot répugnant de « mariage » que je n’aurais pas bronché. Je ne me serais posé qu’une seule question : gagne-t-elle assez pour nous abreuver en bordeaux jusqu’à ce que la goutte nous sépare ? Nous en arrivons ainsi doucement au café-cigarettes que j’accompagne d’un petit verre d’un breuvage atomique baptisé kirsch.
— Vous avez eu une dure journée ? me demande soudain Hilda.
— Ereintante ! J’ai vu des tas de gens.
— Vous ne m’avez pas vue, moi, dit-elle d’un ton de reproche. Vous avez envoyé un sergent à votre place. J’ai trouvé ça moche.
— Tiens, au fait, c’est vrai ! Comment est-ce qu’il s’en est tiré ?
— J’ai l’impression qu’il s’imagine que les femmes de chambre c’est du tout cuit. Et il ne court pas, il fonce.
— Je lui dirai deux mots demain.
— Comment est-ce qu’il s’appelle déjà ? Bolduc ?
— Polnik. C’est un bon gars, seulement, il est un peu frustré. Il n’attend qu’une chose : que sa femme fiche le camp. Mais si jamais elle le fait, il frétera un chalutier pour aller la repêcher dans les vingt-quatre heures. Vous étiez présente quand il a interrogé les gars ?
— Oui. Mais avec la voix qu’il a, on devait tout entendre à un kilomètre de là. Vous voulez que je vous raconte ?
— Je mentirais si je disais le contraire.
— D’abord, il a interrogé Mme Mayer. Où était-elle à l’heure du crime ? Elle a dit qu’elle avait passé toute la soirée chez elle. Il a eu l’air de la croire, a dit parfait et lui a demandé si elle voudrait bien l’accompagner à la morgue pour identifier le cadavre. Mme Mayer a d’abord refusé puis il l’a décidée et elle est montée prendre un manteau dans sa chambre. Pendant qu’elle était sortie, ce faux jeton m’a demandé si c’était vrai qu’elle était restée ici hier soir. (Hilda hausse les épaules, ce qui manque faire éclater tout le haut de sa robe.) Je ne pouvais dire que la vérité, non, mon chou ? Alors, j’ai répondu que je savais qu’elle était restée en tout cas jusqu’à huit heures. Après, j’avais fini mon travail. J’étais fatigué, je suis montée dans ma chambre et je crois bien qu’à neuf heures je dormais.
— Donc, vous ne pouvez pas fournir d’alibi à Mine Mayer. Est-ce que Polnik l’a remarqué ?
— Je ne sais pas. Après ça, il n’a pas cessé de me courser et quand Mme Mayer est redescendue, il l’a emmenée à la morgue.
— Est-ce qu’elle a reconnu le corps ?
— Oui. Elle avait l’air très secouée quand le sergent l’a ramenée à la maison. Elle pleurait tout le temps et elle répétait : « Pauvre Gilbert ! Pauvre » Gilbert ! » Je l’ai accompagnée dans sa chambre, je l’ai aidée à se coucher et j’avais peur de ne pas pouvoir venir chez vous, mais heureusement, M. Mayer est rentré à temps et m’a dit qu’il s’occuperait d’elle.
— Est-ce que Polnik a interrogé M. Mayer ?
— Ça ne s’est pas trouvé. Il était parti depuis dix minutes quand M. Mayer est rentré.
— Et Kent Vernon ? Est-ce que Polnik l’a interrogé ?
— Non, il n’était pas là. Mais votre Polnik a demandé son adresse à Mme Mayer. C’est peut-être chez lui qu’il est allé en partant.
— Espérons.
D’un trait, elle siffle le reste de mon kirsch et me lance un regard à damner un saint.
— Si vous voulez me poser d’autres questions, à votre service, dit-elle d’une voix onduleuse. Demandez-moi ce que vous voulez, Al Wheeler : je n’ai pas de secret pour vous puisque vous me trouvez belle.
— Une seule question, Hilda jolie. Vous ne sauriez pas, par hasard, où était M. Mayer hier soir ?
Elle réfléchit un moment, les sourcils froncés.
— Il est rentré tôt, vers cinq heures. Je me suis demandé s’il n’avait pas appris où Kent Vernon passait le plus clair de son temps depuis quelques semaines et puis j’ai pensé que c’était simplement un hasard. Vers six heures et demie, le téléphone a sonné. C’est moi qui ai répondu et un homme a demandé M. Mayer en disant que c’était très urgent. M. Mayer a répondu et juste après, je me rappelle, maintenant, il est ressorti. Il a pris la Cadillac et il a filé.
— Merci, mon petit. Fin des questions.
— Voulez-vous que je danse pour vous ? me demande Hilda avec une soudaine gravité. Je danse très bien, vêtue simplement de mousse, mais attention ! Je tiens à de la mousse de Champagne. Il ne vous en reste pas un peu dans un coin ? Je vous la rendrai après usage. (Elle me caresse timidement la joue.) Allez ! ronronne-t-elle. Pour vous, je me contenterai de mousse de savon. Parce que vous trouvez que je suis belle et que…
— Ce kirsch était terrible, dis-je. Et j’ai l’impression que vous êtes un tout petit peu paf. Si on allait faire le tour du pâté de maisons ?
— Je ne suis pas si paf que ça, mon chou. Ecoutez, je vous propose un truc : je vais faire la vaisselle. C’est radical pour remettre une dame d’aplomb, surtout son jour de sortie, et pendant ce temps-là vous me mettrez des disques sur votre électrophone. D’accord ?
— D’accord, dis-je prudemment. Mais si vous cassez plus de trois assiettes, je vous fais faire deux fois le tour.
Je vais à la discothèque. Dans l’état où se trouve Hilda, ce n’est pas difficile de choisir de la musique pour divan profond. Pour le moment, elle a un verre de trop dans le nez : il passera avec la vaisselle, mais, bien entendu, elle voudra le remplacer. Je ne veux pas qu’elle soit ivre, mais juste assez grise pour ne pas devenir brusquement de glace. Ce qu’il me faut, en somme, c’est un alcool sans alcool, quelque chose qui entretienne son humeur généreuse et la rende même sentimentale – ce qui ne serait pas bien grave. Donc, encore une fois, pas difficile : je prends une pile de disques de Sinatra et je la mets sur l’électrophone.
Quelques secondes plus tard, je comprends que j’ai fait une légère erreur. La première chanson c’est : Hello Young Lovers et je n’ai jamais pu l’entendre sans frissonner : quand le chanteur – ou la chanteuse – en arrive au refrain, j’ai l’impression qu’il (ou elle) me regarde en plein dans le blanc des yeux. A la cinquième fois, ça finit par m’énerver. Je mets donc l’autre face et la belle voix de Sinatra envahit la pièce. Puis je vais au divan (s’il pouvait parler celui-là, il mobiliserait un psychanalyste pendant six bonnes années) et je m’allonge voluptueusement.
A la troisième chanson, je me rends compte qu’on n’entend plus aucun bruit de vaisselle dans la cuisine. J’ai envie d’aller voir si Hilda n’est pas tombée dans l’évier, mais je me dis qu’elle n’est pas saoule à ce point-là. D’ailleurs, si elle avait plongé, une seule gorgée d’eau au détergent l’aurait dessaoulée plus sûrement que dix ballons d’oxygène. Mon appartement n’est pas assez grand pour qu’elle s’y perde. Je finis donc par me dire que si elle ne fait pas encore sa rentrée au salon, c’est qu’elle a de bonnes raisons.
Je m’apprête à allumer une cigarette quand une voix céleste me souffle à l’oreille :
— Bonjour, Al chéri…
Elle doit être juste derrière moi.
— Bonjour beauté, dis-je sans me retourner.
— Je tiens à ce que vous sachiez que je suis une fille qui tient ses promesses, susurre-t-elle.
Toujours galant avec les dames, je réplique :
— Je n’en ai jamais douté.
— Vous avez déjà eu les lasagnes, n’est-ce pas ?
— Un rêve… Une généreuse fournée de bénédictions dans mes sucs gastriques…
— Pas de détails physiologiques, mon chou, dit-elle vivement. Vous les avez trouvées bonnes, tant mieux. Maintenant, reste la dentelle noire.
— Votre robe est merveilleuse mais vous avez un peu triché : la dentelle noire vous l’avez mise’a l’extérieur, pour parer le gâteau, seulement… Seulement, moi, ce matin, quand vous avez parlé de dentelle noire j’ai cru que vous vouliez dire…
–… Et vous avez eu bien raison. Regardez un peu.
J’entends un léger frou-frou puis elle apparaît dans mon champ de vision et je crois que je vais exploser.
— Je me sens très impudique, dit-elle avec un sourire un peu crispé. Mais j’avais promis… Et puis, ma petite robe de cocktail m’a coûté cent cinquante dollars. Je ne tiens pas à ce qu’elle soit trop… Enfin… disons : froissée.
Son soutien-gorge noir sans épaulettes est un bouleversant minimum qui comporte un maximum de dentelle noire et révèle la profonde vallée de sa fière poitrine avec une assurance totale. Son slip de nylon noir bordé de dentelle noire est lui aussi un impressionnant minimum. Mon regard part des cuisses rondes et fermes et descend le long des jambes fuselées. Quand il arrive aux chevilles merveilleusement minces, je veux voir si j’ai encore l’usage de la parole. Je croasse :
— Hilda, ma beauté, vous êtes la meilleure teneuse de promesses que j’aie jamais vue.
— Je suis très flattée. (Elle se mordille un instant la lèvre inférieure.) Vous me trouvez toujours belle ?
— Belle ? Non : Sublime. Somptueuse ! dis-je avec ardeur.
— Vous m’en voyez ravie, dit-elle avec un chaud sourire. C’est sur ce divan qu’on se pelotonne pour écouter la musique ?
— C’est lui, en personne.
— Il est vraiment grand… Vous attendez encore beaucoup de monde ?
— Si quelqu’un voulait entrer maintenant, il faudrait qu’il dynamite la porte.
— Bon, alors, j’arrive. Attention devant !
Et elle bondit vers moi. Elle voulait sans doute atterrir sur mes genoux mais elle a pris trop d’élan : son coude m’arrive en pleine poitrine, me renverse sur le dos en travers du divan et Hilda se retrouve allongée de tout son long sur moi.
— Bonjour ! dit-elle. (Ses yeux sourient à dix centimètres des miens.) Ce n’est pas exactement là que je voulais atterrir.
— C’est très bien comme ça.
Elle fronce les sourcils.
— Et puis, je crois que j’ai perdu mon soutien-gorge pendant le voyage.
— C’est exact, dis-je cinq secondes plus tard d’une voix pleine de respect. Vous l’avez perdu.
— Vous ne seriez pas un petit sournois, mon petit Al ? demande-t-elle avec une moue réprobatrice. Si vous voulez jouer à ces petits jeux pourquoi ne pas jouer honnêtement et franchement… Comme ça !…
Je ne sais pas combien d’années-lumière plus tard avec de grandes précautions pour ne pas déranger le petit corps de femme douillettement blotti contre moi, je me lève pour allumer une cigarette quand une voix bien réveillée me dit :
— J’en voudrais bien une, moi aussi.
J’allume deux cigarettes et lui en donne une.
— Je vais avoir l’air bien terre-à-terre, dis-je, mais à quelle heure dois-tu être rentrée chez les Mayer ?
— Ne t’en fais pas, Al l’Infatigable, répond-elle gaiement. M. Mayer lui-même m’a dit que si j’étais rentrée demain à midi, ça suffisait. De toute façon, il compte sortir tôt demain.
— Ah ! oui ? dis-je avec une indifférence polie.
— Oui. Il m’a dit qu’il savait qui avait envoyé le sergent pour traîner sa femme à la morgue et qu’il attendrait, demain, le lieutenant responsable devant le bureau pour le mettre en compote et le flanquer à la figure du shérif.
— Tiens, tiens ! (Je regarde ma montre : il est déjà six heures et demie.) Je ferais peut-être bien de prendre un jour de congé.
— Ça n’arrangerait rien : je lui ai donné ton adresse personnelle.
— Voilà bien les amies ! dis-je amèrement.
— J’ai promis des lasagnes et de la dentelle et vous les avez eues, mon bon monsieur, dit Hilda tranquillement. Je ne me rappelle pas avoir promis de l’amitié.
— Tu veux dire que maintenant nous ne sommes que de vagues connaissances ?
— Maintenant, nous sommes des amants. Et je dirais même bons amants. Tu ne trouves pas, mon pote ?
— Hilda, comment as-tu fait pour devenir femme de chambre ?
— J’en ai eu assez de la statistique. (Elle bâille voluptueusement.) Al chéri, tu veux dormir ou quoi ?
Sans hésiter, je réponds :
— Ou quoi !